1914 : la cuadrilla de l’Élite landaise

contrat.jpg

C’est à Montfort-en-Chalosse, le 5 avril 1914, qu’est née « L’Élite landaise », ou du moins que l’acte juridique de sa constitution a été dressé, dans le contexte de la suppression, depuis le 1er janvier, des cuadrillas attachées à des ganaderos. Ce jour-là, sept « toréros landais » s’engagent solidairement « pour traiter conjointement et solidairement dans les courses landaises qui auront lieu en France en mil neuf cent quatorze (1914) ».
Ces 7 écarteurs (pour ne pas dire mercenaires…) avaient pour nom : Giovanni, Guichemerre, Montois, Mazantini, Daudigeos, Lalanne et Despouys. C’est ce dernier, Montfortois par ailleurs, que ses collègues mandatent comme représentant afin de négocier tous les engagements à venir, « au prix minimum de 800 fr. pour une petite localité pour deux journées de courses et pas moins de 600 fr. pour une journée, plus 30 fr. par journée de courses pour la Mutuelle des toreros landais ». Le montant devait ensuite être partagé en sept parts égales.
L’article III précisait que « tous les hommes faisant partie de la cuadrilla seront tenus à conserver une tenue correcte, tant aux arènes qu’à la ville ». Il ajoutait : « Tout homme, pour faute grave, pour incorrection ou ne fournissant pas son travail, subira des amendes variant de un franc à vingt francs, et le produit de ces amendes appartiendra aux autres membres de la cuadrilla ; ces amendes seront infligées par le chef de cuadrilla ou sur la plainte des camarades ; en cas de troisième récidive ou pour incompatibilité de caractère, il pourra être procédé sur la demande de quatre hommes de la cuadrilla à l’exclusion de un ou plusieurs membres sans que ceux-ci puissent avoir aucun recours contre la cuadrilla ; que ce ou ces hommes seront immédiatement remplacés par d’autres nommés à la majorité ».
L’article IV était encore plus terrible: « Tout homme qui n’assisterait pas à toutes les courses où doit se rendre la cuadrilla sur l’ordre du chef de la cuadrilla, et qui viendrait à quitter celle-ci, pour aller travailler comme torero ailleurs, sera redevable d’une somme de mille francs (1 000 fr.) envers ses camarades, et acceptera le droit de cette condamnation ou cette peine par tous tribunaux compétents ».
Les cas de blessures étaient évoqués dans l’article V : « Tout homme blessé dans les courses devra être reconnu par un docteur avant d’abandonner son travail. Il devra ensuite produire au chef de cuadrilla un certificat légal constatant sa maladie ; en ce cas il lui sera alloué par les autres membres de la cuadrilla cinquante francs (50 fr.) pour deux journées de course (dimanche et lundi) et vingt-cinq francs (25 fr.) pour une journée et pendant deux courses (2 dimanches suivants) plus trois francs (3 fr.) par jour pendant un mois, après les deux premières courses ; si, au bout de ce temps, la maladie persistait, il sera exclus de plein droit de la cuadrilla, sans aucune autre indemnité »…
Le nombre de sauts et d’écarts devait par ailleurs être déterminé en fonction du montant de chaque engagement (art. VI)., Mais « si une bête sortait sans être attaquée, il sera fait une retenue de cinquante francs (50 fr.) par bête non attaquée, par la Direction [des arènes ] ou la Commission[des fêtes] » (art. VII). Enfin, « si le nombre d’écarts n’était pas atteint suivant le traité, la Commission ou la Direction paierait au prorata de la somme promise ou du travail effectué ; une somme de cent francs (100 fr.) sera retenue à titre d’amende par la Commission pour n’avoir pas exécuté les termes du contrat » (art. VIII).
Comme on le voit, assurer le spectacle en 1914 n’était pas de tout repos, même si par cette association nos écarteurs de l’Élite devenaient leurs propres impresarios.

x_despouys
Despouys, le représentant de la cuadrilla

 

1831 : naissance de la feinte

dessin

Lorsque l’on évoque les grandes dates de la course landaise, il en est une qui est devenue incontournable. C’est celle de mai 1831, qui vit l’aîné des frères Darracq pratiquer dans les arènes de Laurède, et pour la première fois, ce qui allait devenir l’une des deux grandes figures de la course landaise : la feinte. Il y eut cependant deux théories quant à « l’invention » de cette figure.

La première, défendue par Dufourcet et Camiade, affirmait que les anciens écarteurs, antérieurs à Darracq, connaissaient déjà la feinte, et qu’elle était tout simplement l’équivalent du quiebro des matadors espagnols.

La seconde, qui prévalut, était soutenue par Séris et Clic-Clac. Pour eux, avant 1831, on ne faisait que planter des lances et surtout réaliser le « paré » : « Ce jeu qui n’était pas à la portée de tous les muscles, consistait à attendre la bête lancée à toute vitesse, à lui poser les mains sur le frontal et à détourner vivement sa tête en effaçant son corps » (Clic-Clac). Dans la feinte, au contraire, « le Landais attend de pied ferme l’arrivée de la vache, il feint de tomber d’un côté pour attirer la bête, et puis (…) il se relève brusquement, laissant le passage libre à l’animal » (id.). Et le revistero de conclure, dans un élan tout patriotique : « Feindre, c’est tromper ; on n’a donc nul besoin d’aller en Espagne chercher les moyens de feindre, surtout lorsque la peau est en jeu. Oui, la feinte tauromachique est vraiment française et les frères Darracq en sont les vrais inventeurs ».

Voici le récit que Prosper Séris fait de l’invention de la feinte par les frères Darracq. On y lit en particulier le rôle que Montfort-en-Chalosse (soyons un peu chauvin…) tint dans cette affaire. Nous avons laissé en italique les mots qui l’étaient dans l’édition originale.
« C’est à Laurède, près de Montfort, que la feinte fut inaugurée, en 1831, par deux écarteurs renommés : les frères Darracq. L’aîné des deux frères la pratiqua, pour la première fois, dans une course du mois de mai donnée avec le bétail de Lancien de Tilh. Les Montfortois qui, de tout temps, ont été particulièrement passionnés pour les courses, se rendirent en foule à Laurède et, comme les amateurs de cette commune, ils furent enthousiasmés de cette nouvelle manière d’écarter les taureaux.
La fête de Montfort ayant lieu quelques jours après, les Montfortois organisèrent de grandes courses, où se donnèrent rendez-vous tous les aficionados de la contrée, tous les écarteurs du département. Ces courses furent admirables et c’est sur la place de Montfort que la feinte, créée par Darracq aîné, reçut sa consécration officielle. »

Xavier de Cardaillac, de son côté, écrivait en parlant du célèbre Jean Chicoy : « S’il n’est pas, comme beaucoup le croient, le créateur de la feinte, il l’a perfectionnée, et personne avant et après lui ne pratiqua aussi bien cette variété de l’écart. Dans l’écart ordinaire l’homme se fend vers le côté où il veut faire passer la vache et, redressé, il pivote ensuite en avant, les reins creusés, sur le pied qui doit rester en place ; dans la feinte, en même temps que la jambe se fend, le buste se ploie ; ce mouvement compliqué rejette l’animal plus loin encore, mais dans cette double oscillation du torse l’homme prend plus de peine et perd plus de temps. » (Propos gascons, 1899, p. 126)

La maison Labouche, de Toulouse, qui a réalisé une série de 10 cartes sur les courses landaises, en a édité une particulièrement « pédagogique » sur ce sujet. Le commentaire s’adresse à certains « amateurs landais » qui ont dû disparaître maintenant… : « Un joli écart feinté. Beaucoup d’amateurs landais confondent l’écart et la feinte. Naturellement pour effectuer l’écart il faut faire la feinte qui appelle l’écart ». CQFD !

labouche_06.jpg

Sur cette autre image due au grand éditeur landais Bernède, on voit bien Maxime déporter carrément tout son corps, mais surtout sa jambe gauche, vers l’intérieur, afin de réaliser certainement un bel écart extérieur.

bernede_04.jpg

Le « projet gascon » à l’époque de G. Rémy

montfort_remy_2.jpg

Voilà ce qui se passait à l’époque de Gaston Rémy dans la cour de récréation de l’école de Montfort-en-Chalosse, une école chère à Emmanuel Lataste et à sa mère, et une école sur les bancs de laquelle j’ai usé mes fonds de culotte… Je me rappelle qu’il nous arrivait effectivement de « jouer à la course » et de réaliser de fabuleux écarts face à des coursières jouées par les copains. Plus tard, au lycée, nous (les internes) défilions régulièrement en chantant l’air de la Cazérienne devant des externes qui se demandaient quel était ce rite étrange. Nous avions le mouchoir à la main, et certains prenaient un malin plaisir à boîter bas, victimes de tumades imaginaires…

Charles Despouys, dit « Le Montfortois » (1884-1951)

x_despouys.jpg

En tant qu’ancien Montfortois moi-même, je ne pouvais que mettre en avant cet ancien compatriote, né à Montfort-en-Chalosse le 7 mai 1884 et décédé également à Montfort le 28 mars 1951! Voici ce qu’en dit Gérard Laborde:

« Le jeune Montfortois, petit-fils du célèbre teneur de corde Lamothe, tourne ses premiers écarts à Saint-Geours-d’Auribat protégé à la corde par Bop, un ancien écarteur, son patron boulanger chez qui il effectue son apprentissage. Débuts en formelle à 17 ans, à Bordeaux-Caudéran, le 25 avril 1901 où Le Montfortois, comme on le désigne alors, est sévèrement châtié par la terrible Mogone. Au mois de juin, toujours devant le rude bétail de Bacarrisse, il décroche le deuxième prix de 150 f. de la Saint-Jean, à Saint-Sever, battu seulement par Jean Fillang, la nouvelle étoile de l’époque. Durant ses deux premières saisons, Charles Despouys va triompher à 5 reprises devant les coursières de Cauna. Mais comme il se révèle être un écarteur sincère, attaquant la bête de loin, capable d’écarter ou de feinter des deux côtés, il va subir de graves blessures comme celle que lui inflige la Maravilla, en 1902, à Grenade-sur-l’Adour. L’année suivante, il est tête de cuadrilla chez Bacarisse tout comme chez Passicos, en 1904. Cette année-là, la Tabernera le blesse sérieusement à Bordeaux, ce qui ne l’empêche pas d’y remporter le deuxième prix de 115 f. et d’être au palmarès des fêtes de Dax avec un sixième prix de 160f.! En 1906, « Montfortois l’étoile grandissante va se produire pour la Madeleine » à Mont-de-Marsan. Il remporte aussi un énorme succès à Estang et est ovationné à Montaut après son travail devant la terrible Paloma sortie sans corde. Autre exploit : il affronte la Caputchina sans corde et cornes nues! (…) Lorsque Portalier reprend le troupeau à partir du 28 mai de cette année-là [1906], Despouys va rester tête de cuadrilla chez lui pendant trois années consécutives. Il est alors dans la plénitude de ses moyens, et malgré de nouvelles blessures comme celle infligée par la Cuerbita, à Dax, en 1907, il remporte 7 premiers prix cette année-là. En 1908, alors qu’il a été promu chef de sa cuadrilla, il remporte 6 premiers prix et avec 2926 f. de gains, celui que l’on nomme désormais par son patronyme de Despouys, pointe à la 3e place du classement. (…) En 1910, il signe chez Barrère dont il devient une tête de cuadrilla pendant deux ans. Malgré une nouvelle blessure que lui inflige Rayona, il s’octroie 3 premiers prix dont un avec un grand succès à Mugron ainsi que 8 deuxièmes prix pour 31 courses. (…) En 1912, Charles Despouys est au sommet de son art, ce qui fait écrire à Clic-Clac, le célèbre revistero de l’époque: « Despouys est actuellement le grand maître du classicisme et de l’art landais. Il est impossible de pousser plus loin le purisme car ce vaillant a perfectionné son jeu à l’extrême… ». Alexis Robert, le nouveau ganadero de Meilhan, l’engage comme chef. Despouys se distingue en remportant 13 premiers prix dont celui des fêtes de chez lui à Montfort-en-Chalosse et celui du 22 septembre à Bordeaux lors d’un concours opposant sa cuadrilla à celle de Giovanni attachée au ganadero Passicos (…). En 1913, 8 nouveaux premiers prix et surtout un quite salvateur à Dax, où, couché de tout son long sur son infortuné collègue Lafayette, gravement touché, Despouys le sauve d’une issue qui pouvait être fatale. Au mois d’octobre, il travaille, à Arles et Marseille, les vaches nouvelles que Paul Nassiet vient d’acheter. Il sera même blessé par l’une d’elles à Bordeaux, au cours du même automne. (…) En 1914, Charles Despouys intègre la cuadrilla « l’Élite landaise » qui regroupe sept des tout meilleurs de l’époque et qui propose aux organisateurs d’affronter le bétail des 4 grandes ganaderias de formelle. Puis, après quelques courses à Biarritz, en 1918, devant des vaches de Nassiet, il arrête sa carrière d’écarteur. En 1921, il est engagé comme teneur de corde par Lafitte, le ganadero d’Eauze. Si les deux premières années, ses prestations sont assez souvent maladroites, sa ténacité et sa bonne volonté vont lui permettre de se hisser à la hauteur des meilleurs spécialistes de cette fonction si délicate. Et, pendant une bonne vingtaine de saisons, il va faire profiter de son expérience la plupart de ceux qui seront les vedettes de l’entre-deux-guerres chez Lafitte dont il deviendra même le fondé de pouvoirs. De 1927 à 29, Despouys sera directeur de la ganaderia éluzate et c’est son nom qui paraîtra sur les affiches. En hommage : la médaille de bronze de la reconnaissance de la F.F.C.L. en 1967. »

Eléments biographiques tirés du Dictionnaire encyclopédique des écarteurs landais de Gérard Laborde (Editions Gascogne, 2008), p. 144-145 (avec l’aimable et amicale autorisation de l’auteur). Voir aussi : La Course landaise, 11 juin 1967 : « Charles Despouys, écarteur de vérité », par Le Carillonneur

Le 26 octobre 1913, à l’occasion d’un Congrès taurin, le journal « La Course landaise », autrement appelé en raison de sa couleur « la Tuile », édita un certain nombre de cartes postales, ornées chacune du portrait d’un « torero landais », dont celui de Despouys.

lcl_despouys

Voici un autre très beau portrait de Charles Despouys. Il parut en 1911 dans un journal taurin intitulé L’Echo de l’Arène.

despouys_echo-de-larene_14_1911-07-02.jpg

Et enfin, Voici une photo prise dans les arènes de Pomarez en 1905 et qui le représente en plein saut d’appel. C’est une image d’une exceptionnelle qualité, car même si l’instantanéité avait fait des progrès à l’époque, on a rarement l’occasion de voir des arrêts sur image aussi précis… Le second, par contre, ne reste pas vraiment dans l’axe!!!

ouvrard_6